Thulite

1.

C’est ouvert et je décide d’entrer.

Au troisième étage, depuis le plateau central du moulin désactivé, je regarde simultanément à travers les 3 portes-fenêtres qui découpent le panorama. Je me concentre, je commence à analyser quel serait le meilleur chemin à emprunter.

Des brumes et des fumées roses masquent certaines parties du paysage. On distingue la zone des citernes, un complexe disposé comme un conglomérat d’œufs qu’on aurait balayé. Certains des organes dorment à l’horizontal, le sol a depuis longtemps épongé leur contenu. Au fil des années, le lierre s’est réuni pour les effacer.

Plus à gauche un ensemble de bassines de rétention remplies d’eau brillante perfore la scène. Un réseau de tuyaux les interconnecte en zigzagant entre les arbres. L’eau laissée au repos dans ces cuves caoutchouteuses est dans un deuxième temps filtrée pour récupérer les sédiments précieux puis rejetée dans la rivière en amont.

L’échelle est confuse, j’ai la tête qui tourne. Je décide d’y aller. Discret, je redescends et continue tout droit dans la direction des travaux débutés la veille.

La terre excavée laisse apparaître une veine de la pierre tant recherchée. Ses lueurs rosées rayonnent et teignent les environs d’une atmosphère rassurante. À côté, sous un tissu en jute, sont disposés divers outils : marteaux, burins, perforateurs, tamis et seaux. Tout est recouvert d’une poudre laiteuse qui suspend le temps.

2.

Ça fait quelques heures que je marche, l’esprit serein, teinté de nostalgie.

Mon sac est plein. J’estime ma récolte à 5 ou 6 kilos. Une qualité satisfaisante, un bon filon. Mon pendule m’a aidé, j’ai eu de la chance aussi. Certains morceaux sont pur rose, d’autres parsemés de gris granite, trois tirent sur le blanc.

Le long du sentier, un groupe de graminées se débat pour défendre son authenticité. Elles poussent dans les cabosses fissurées du bitume obsolète et veulent absolument me parler. Je n’ai pas prévu d’avoir une conversation, je suis gêné. Je reviendrai une fois ma tâche terminée.

Qui es-tu ?

Moi…? Personne.

J’accélère. Mes mains remplies de cloques serrent les bâtons de marche en carbon, mes ongles sont teintés de rose. Avec la végétation, ça crée un contraste de complémentaires et c’est très beau. Je décide de marcher moins vite. J’ai abandonné mes outils, je les récupérerai le jour des excuses aux végétaux.

Un écriteau emmêlé dans les années de croissance d’un tronc me prévient de la traversée d’une rivière. J’emprunte la passerelle patinée, elle tangue. C’est la dernière étape. Plus haut, un flot brunâtre s’échappe des pipelines troués et se jette dans le cours d’eau claire en un brouillard de spirales. Des brumes roses continuent de s’envoler puis s’approchent. Je les respire. Une fois sur l’autre rive, je m’engouffre sur un chemin caché dans la forêt pour éviter le checkpoint. J’entre dans la localité.

La chaleur propulsée par les grilles d’aération réchauffe mon visage. Des perles de rosélite gouttent des cheminées en traînées roses sur le mur. Je transpire, tout ça se mélange à ma peau poussiéreuse. L’attente devant le centre de conditionnement est toujours longue, on est plusieurs à venir pour la revente des pierres.

Une caméra reconnaît mon visage, les portes fumées s’ouvrent et j’entre dans le bâtiment sur-climatisé. J’ai froid mais je vais faire vite.

Guillaume Dénervaud (né en 1987 à Fribourg, Suisse) est un artiste suisse qui vit et travaille à Paris. Il a étudié à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD), Suisse.

Les récentes expositions personnelles de Dénervaud comprennent Ozoned Stations, Swiss Institute, New York (2023-2024) ; Orphaned Wells, Galerie Gregor Staiger, Zurich (2024) ; Synthetic Splinter, Bel Ami, Los Angeles (2023) ; Surv’eye, Centre d’édition contemporaine (CEC), Genève (2021). Ses récentes expositions collectives comprennent Crumbling the Antiseptic Beauty, Fondation d’Entreprise Pernod Ricard, Paris (2024) ; La main-pleur, Fri Art Kunsthalle, Fribourg (2022) ; et Des corps, des écritures, Musée d’Art Moderne de Paris (2022).

Dénervaud a participé à des programmes de résidence au Swiss Institute, New York (2021) et à la Fondation d’Entreprise Hermès, Paris (2019). Ses œuvres font partie des collections de l’ICA, Miami, du MAMCO, Genève, et du Musée d’Art Moderne de Paris.