










Anne Laure Sacriste
RIVER OF SHADOWS
25 janvier – 8 mars 2025
Atrata by Gil Presti
30 galerie de Montpensier
Jardin du Palais Royal
75001 Paris
Anne Laure Sacriste, née en 1970, est une artiste française qui vit et travaille à Paris. Sa pratique inclut une variété de médiums dont la peinture, la gravure, le dessin, le film et l’installation, intégrant souvent des références à l’histoire de l’art.
Son travail a été présenté dans de nombreuses expositions individuelles et collectives, dont Dialogue inattendu Morisot Sacriste, Portrait de B. M. étendue, Musée Marmottan Monet, Paris, 2023 ; Le Monde sans les mots, Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines, Strasbourg, 2023 ; Toguna, Palais de Tokyo, Paris, 2018 ; Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne, 2018.
Collections publiques : Fondation Nationale d’Art Contemporain (FNAC) à Paris ; Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne ; Fonds Régionaux d’Art Contemporain (FRAC) en Normandie, Auvergne, Alsace.
Empruntant le titre de son exposition au livre de Rebecca Solnit sur Eadweard Muybridge et le « Far West technologique », Anne Laure Sacriste présente dans « River of Shadows » un ensemble de peintures issue de deux séries distinctes : Reflecting Thoughts (Ingres) et William Morris.
À la fin des années 80 à New York, Sacriste, alors étudiante à Parsons, se plonge dans le travail de Jim Jarmusch, fascinée par ses longs travellings. Elle regarde aussi beaucoup David Lynch, inspirée par la manière dont le cinéaste construit des énigmes par des collages d’images. Sacriste n’hésite pas lorsque je lui demande quel est son Lynch préféré : Lost Highway (1997). Le double rôle de Patricia Arquette, à la fois épouse détestée et séductrice, fait écho au processus étrange du cinéma lui-même : une répétition fantasmagorique du réel, un déplacement, que Sacriste rejoue dans la peinture.
Il se dégage des portraits de Sacriste une aura particulière et ambiguë, qui n’est pas sans rappeler le procédé de fumée de mercure de Louis Daguerre et l’argent plaqué sur cuivre. La surface envoûtante du daguerréotype, qui partageait autrefois le même espace que ses sujets capturés, est ici convoquée par l’artiste. Sacriste découvre la gravure sur cuivre aux Beaux-Arts dans les années 90, et se régale encore de la richesse de ce médium et des différents gestes qu’il produit dans sa peinture, notamment « le dessin aveugle ». Ainsi, les marques laissées par la pointe sèche ne sont lisibles qu’une fois le support sorti des bains d’acides. Ces traces, telles des ombres, sont les preuves du réel, de la main et du vécu de l’artiste. A l’instar de la série d’Andy Warhol intitulée Shadows (1978- 1979), en partie inspiré par le choc que fut de voir l’exposition éponyme au Musée d’Art Moderne de Paris (rassemblée par Sébastien Gokalp, 2015), le travail de Sacriste montre des failles dans le processus obsessionnel de la répétition de l’image. Pour les deux artistes, la mécanique aléatoire offre un espace dans lequel les mémoires et les fantômes peuvent s’immiscer.
Ingres, contemporain de Daguerre, est entré dans le lexique visuel de Sacriste sous la forme d’une carte postale du Portrait de madame de Senonnes (1814). Cette reproduction miniature du tableau, autrefois sauvé de la boutique d’un antiquaire par un artiste local et maintenant trésor du Musée des Beaux-Arts de Nantes, « suivait » la jeune artiste de studio en studio. « Ma muse », dit Sacriste. Ici, dans une palette de minuit sur toile iridescente, surfaces de velours habillées de mercure liquide, Madame Duvaucey (2019), Madame Moitessier (2020) et Comtesse d’Haussonville (2020), ombrées et inversées par Sacriste et dont les dimensions sont équivalentes aux portraits originaux, semblent être des reflets aperçus dans un miroir marbré. Sous le pinceau délicat de l’artiste, la robe de satin bleu ciel de la future Comtesse d’Haussonville brille de la couleur des rayons de lune et penche vers la gauche. Le fils de la Comtesse, accablé de lourdes taxes sur les héritages, vendit l’oeuvre au marchand Georges Wildenstein, lequel la vendit ensuite à Henry Frick.
Dans ses toiles et ses accrochages précis émane le mouvement, comme un aller-retour, d’une absence et d’une présence. Sacriste nous montre la porosité entre le vivant et son spectre. Lorsqu’elle parle de ses visites à Madame Duvaucey, Madame Moitessier et Madame D’Haussonville, aujourd’hui abritées dans des musées du monde entier, elle semble parler d’un cercle d’amies avec lesquelles une conversation de longue date a été engagée.
Dans le cadre de cette exposition, les portraits sont entourés de ses toiles inspirées de William Morris, Copper floral (2016), After Morris Blue (2018), et Moiré floral (2018). En reproduisant les motifs des papiers peints crées par Morris, Sacriste assume pleinement l’aspect décoratif et architectural de ses peintures, comme elle le fait avec les portraits d’Ingres qui deviennent aussi motifs. Le terme « moiré », dérivé du tissage scintillant du mohair, désigne un effet ondulé et aquatique, visible sur les tissus soyeux ou dans les photos numériques d’un écran de télévision. Ici, les délicats reflets féminins de Sacriste évoquent les textures et l’espace privé du boudoir. Du verbe français « bouder » (faire la moue), le boudoir désigne à la fois un espace intime de retraite féminine, mais surtout un espace de liberté. En effet, c’est dans ces intérieurs où les femmes pouvaient s’exprimer librement, sans entraves sociales liées à la présence masculine, que certains des premiers salons féminins se sont développés dans la France du XVIIIe siècle.
Cette possibilité de parole est essentielle, comme le souligne Solnit dans le livre polémique qu’elle publie peu après son impressionnant ouvrage sur Muybridge, Men Explain Things to Me. Pour elle, le silence imposé aux femmes fait partie du même spectre que la violence envers les femmes. Dans cette exposition, Madame Moitessier et la Comtesse D’Haussonville semblent presque se chuchoter l’une à l’autre de manière conspiratrice. En effet, on dit qu’Ingres était follement amoureux de Madame Moitessier. Alors qu’elle refuse ses avances, le peintre l’enferme dans cette toile en salissant symboliquement sa robe. Ses bras et son cou, dans une anatomie inventée par Ingres et qui semble dépourvue d’ossature, peut faire penser à la forme et la couleur de ces biscuits saupoudrés de sucre : les boudoirs. Les plaisirs gourmands et sexuels sont faciles à invoquer sous les arcades du Palais Royal, que le Duc d’Orléans fit ériger à la fin du XVIIIe siècle comme source de revenus. Hors de portée de la police municipale, les échanges libres à l’intérieur des échoppes, louées aux enchères les plus élevées, bouillonnaient d’effervescence à travers le début du XIXe siècle. Les tableaux qui composent l’exposition « River of Shadows » forment un ensemble contemplatif, immersif et disruptif dont le sujet principal est la peinture.
—– Lillian Davies